dimanche 28 mai 2017

Comment l'instantanéité nuit à la raison

Ces derniers temps, je ne cesse d'être spectateur, en particulier sur les réseaux sociaux, d'intenses pugilats de masse concernant les événements marquants que connaît notre société. Simple observateur, j'ai pu assister à des échanges à la fois profondément engagés et violents entre des gens qui ne se connaissent pas et défendent chacun corps et âme leur point de vue, quitte à agresser verbalement quiconque se dresserait contre. J'ai voulu comprendre ce comportement qui semble se généraliser, car pour moi il est un symbole tangible de la fracture au sein de la société qui se dessine aujourd'hui.

L'hypothèse que je dresse est la suivante : pour moi, la charge émotionnelle liée à l'absence de recul sur les sujets débattus est la principale raison de la virulence dont font preuve les protagonistes. Et la principale source de cette charge émotionnelle est l'instantanéité omniprésente dans la société actuelle.

Afin de ne pas raconter un vulgaire tissu d'affabulations, j'ai tout d'abord commencé par me renseigner un peu sur cette fameuse instantanéité. Aussi appelée hyper-modernité par certains (comme dans cet article expliquant la mutation du rapport au temps), elle trouve son origine dans plusieurs phénomènes de notre ère, comme les nouvelles technologies, ce qu'avance Nicole Aubert, sociologue et professeur ESCPE de Paris.

Pour expliquer rapidement la notion d'instantanéité, il s'agit du besoin d'immédiat, qui introduit l'urgence dans chaque aspect de notre vie. La latence ou le délai devient une frustration majeure dans un monde où tout se doit d'être instantané. Dans la vie courante, en particulier dans les villes, nous vivons dans la hâte, la peur du retard, la pression du temps qui s'écoule. Tout cela est superflu, et beaucoup de choses que nous considérons parfois inconsciemment comme urgentes, ne le sont en fait absolument pas. Mais il s'agit ici d'une légère digression, matière dans laquelle je suis un maître incontesté, et nous allons donc revenir à notre sujet, centré sur les interactions entre citoyens.

Aujourd'hui, nous sommes tous familiers avec la notion de buzz. C'est une nouvelle qui s'étend à toute vitesse et fait l'actualité, monopolisant l'attention des médias et d'une large masse de personnes. Cela peut concerner des sujets importants, des événements marquants, ou bien certaines choses complètement secondaires (nouvelles du milieu du show-business, par exemple). Les deux points communs entre ces différents buzz, c'est la charge émotionnelle intense qui est provoquée, ainsi que la naissance d'une nécessité absolue de réaction. Face au buzz, l'instinct est de réagir, aussi vite que possible, pour ne pas perdre la vague, habitude propre à l'instantanéité qui nous obsède. Je pense qu'au final ce besoin est un dérivé du besoin d'appartenance, car on se sent membre d'un groupe social le temps d'un tweet, d'un message Facebook ou autre toot (pour les Mastodoniens qui lisent ;)). Bon nombre d'autres facteurs expliquent ce type de comportement, notamment le besoin de reconnaissance, l'instantanéité n'en est pas la seule cause.

Mais là où le bât blesse, c'est que dans notre allégresse, notre satisfaction d'avoir pu exprimer notre opinion sur le dernier scandale politique ou la dernière gaffe d'une célébrité quelconque, c'est que nous avons parfois affaire à l'autre camp, celui qui ne pense pas comme nous et le fait savoir. Il est temps de tirer son sabre, et d'affronter par claviers interposés cet inconnu qui vient gâcher notre plaisir, détruire notre participation. C'en est trop. Cette personne, qui attaque notre opinion, c'est le chauffard qui nous fait une queue de poisson. Et quoi de mieux, comme riposte, que de klaxonner rageusement en direction de l'importun ?

Ce qui se passe dans ce moment, c'est tout simplement que la culture de l'immédiat nous a poussé à émettre des jugements ou des opinions sans avoir eu le temps de prendre le moindre recul. Ces opinions peuvent donc être inexactes, manquer de fondement, mais se trouvent déjà sur la place publique. Les personnes qui y répondent peuvent être elles aussi sous le coup d'une émotion intense. Lors de drames marquants, l'empathie collective est immense, et le sentiment d'impuissance accroît notre malaise, qui suinte de nombreux mots chargés d'émotions très différentes. C'est ainsi que l'on se trouve plus facilement sujets à la colère, au ressentiment, à l'aigreur, vis-à-vis de réponses contredisant le message délivré.

C'est la fin de tout espoir de débat. Face à l'attaque subie, on s'attaque de plus en plus à la personne, et non aux arguments. Les explications font place aux déferlements d'insultes. En écrivant cela, me rappelant les nombreuses passes d'armes hargneuses que j'ai lu sur Twitter, je me demande également si le support ne s'y prête pas. Quand on subit une limite de quelques dizaines de caractères pour écrire, il est plus simple de traiter quelqu'un de con que tenter une approche plus pédagogique. A voir si le constat serait le même avec des outils tels que TwitLonger. Mais c'est aussi le fruit de l'individualisme exacerbé dans lequel nous vivons. A force de nous entourer d'une bulle, l'autre devient de plus en plus distant, de moins en moins de choses nous raccrochent à autrui, de moins en moins de liens rapprochent les gens d'une même société entre eux, dans une atmosphère plus bienveillante.

C'est un cercle vicieux. Plus il arrivera d'échanger noms d'oiseaux avec autrui, plus notre patience s'en trouvera diminuée à l'avenir. Il en résulte un repli sur soi, un renfermement qui s'étend à une part non-négligeable de la population. Une fracture se crée dès lors, et elle est tangible. Ce qui fait la solidité d'une société, c'est justement l'ensemble de liens qui sont noués entre les personnes qui y vivent. Couper ces liens les uns après les autres fragilise davantage cette société. Il ne s'agit pas d'émettre un constat alarmiste (d'ailleurs je n'aurais pas la prétention de dresser de constat, ce sont des opinions que je tente de développer et à propos desquelles j'aurais plaisir à discuter avec vous !), mais simplement de tenter d'apporter une explication à une des brèches dont notre société est victime.

Si nous avions la culture du débat, que lors d'accrochages nous attachions de l'importance à rester bienveillant avec qui ne pense pas comme nous, en tentant sainement d'exposer, de convaincre, en acceptant la possibilité que notre interlocuteur puisse intelligemment conserver son avis opposé sans pour autant le considérer comme la lie de l'Humanité, alors je pense que nous aborderions la vie en société d'un œil nouveau, avec moins de méfiance, moins d'à-priori. Prendre le temps de réfléchir lors d'une opposition avec les idées d'autrui est une marque d'ouverture importante que nous nous devons, qu'il serait grave de refuser. Le contact avec autrui est enrichissant, cohabiter avec des idées contraires permet souvent de cultiver ses propres idées, les confronter à d'autres, et ainsi les développer sereinement.

Aller à contre-courant dans un monde qui nous enjoint de nous dépêcher n'est pas tâche aisée. Mais prendre le temps de la réflexion, du discernement, de l'information et de la discussion est capital, je dirais même bon pour la santé, car c'est une bouffée d'air pour l'esprit dans une vie asphyxiée par les tracas du quotidien, Savourer le plaisir d'une conversation apaisée et intelligente est bien plus agréable que la satisfaction d'avoir porté l'étendard de nos opinions contre vents et marées.

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